ENTRETIEN de ROBERT MILIN AVEC DELPHINE SUCHECKI
AVRIL 2013
Depuis 20 ans, tu construis tes œuvres
grâce à des rencontres avec des personnes souvent issues des classes
populaires. Régulièrement le monde de l’art te reproche de les instrumentaliser
au motif que ces personnes ne comprendraient pas les codes de l’art. A
l’inverse pour ton documentaire Un Espace de l’Art on te reproche de ne pas
avoir donner plus la parole à ces personnes non spécialistes de l’art et donc
d’avoir écarté de la prise de parole les gens du quartier faisant l’objet de
ton film. Nous avons alors l’impression d’une difficulté en France à
appréhender les classes populaires, simplement, comme si, sorties de la caricature
comique ou de la détresse sociale leur présence venait déstabiliser les acteurs
spécialisés du monde de l’art. En 1962,
Annie Ernaux écrivain issue des classes populaires, écrivait dans son journal :
« Je vengerai ma race » et elle a depuis construit une œuvre consacrée
au monde d’où elle vient. Pour toi cela semble s’être fait presque à ton insu,
sans cette volonté politique, dans un premier temps, comment pourrais tu
situer ton travail en regard de celui d’Annie Ernaux?
A mes débuts mon désir était assez juvénile: simplement produire des tableaux, des images, des formes, impliquant des personnes dans des lieux. Je n’avais pas ce désir de « venger » une origine sociale et de faire de mon œuvre un combat. Je pensais que l’art était une sorte de lieu déterritorialisé, un champ autonome, sans subordination à un système dominant. Mes références n’étaient ni sociologiques, ni politiques, elles étaient dans l’histoire de l’art, celles du paysage par exemple. Ainsi j’aimais les œuvres de Brueghel, ses tableaux montrant des paysans étendus sur les chaumes de blé, lors de la pose de midi, durant la moisson. Dans les tableaux des maîtres flamands et néerlandais j’aimais la présence des gens placés dans des contextes de vie quotidienne, comme la beauté de la lumière dans une peinture rendant compte du monde. Les gens étaient là, vivants, rougeauds, mal dégrossis, dansant, buvant, chantant, sans retenue ni réserve.… Que c’était différent de Poussin peignant des bergers en Italie quelques années plus tard! Les pasteurs de Poussin apparaissaient dans des peintures quasi mythologiques, les paysans étaient irréels comme des pâtres romains dans des paysages déréalisés. J’ai bien vu, progressivement, la plus-value symbolique que l’Académie accordait à Poussin - peintre d’idées - et le peu de valeur symbolique donnée à la même époque aux peintres hollandais de paysages, genre jugé mineur, car trop vernaculaire. Ce sont les positions de pouvoirs, celles de la valeur symbolique donnée aux œuvres faisant la place à l’aristocratie, aux mythologies, qui m’ont fait descendre de mon piédestal. J’ai certes mis beaucoup de temps à m’en rendre compte mais progressivement j’ai définitivement perdu tout idéalisme vis à vis de l’art et des artistes. Et je trouve qu’aujourd’hui encore, les mêmes hiérarchisations demeurent et particulièrement en France malgré tous les travaux qu’a pu faire Pierre Bourdieu pour analyser, dans notre pays, les processus de distinction. Je me sens proche d’Annie Ernaux dans la mesure où je cherche, comme elle, à travailler sur des objets éloignés de ce que l’art ou la littérature donne généralement à voir et sans recherche de plus value esthétique: la « belle langue » en littérature ou le « bel objet » en art. Le fait que je m’immerge dans des milieux de vies populaires, un peu comme le ferait un sociologue, par une forme de « translaboration » où la créativité des gens est valorisée, me rapproche aussi de l’œuvre littéraire d’Annie Ernaux. La grande différence est que je ne travaille pas sur un matériau directement autobiographique et sur une expérience de vie où la trajectoire personnelle est d’emblée en jeu. Mon grand respect pour l’œuvre d’Annie Ernaux vient de ce qu’elle a réussi à sortir de l’autobiographie narcissique pour aller, par une écriture distanciée, vers un lieu où l’intime devient du social et la petite histoire personnelle une mémoire colle
Une
chose est sûre: pour moi l’art n’est pas un domaine où cultiver une beauté pure
ou un savoir désintéressé, c’est un champ de lutte symbolique que se livrent
différents groupes sociaux.
Depuis quelques temps tu cherches à
prolonger cette relation que tes œuvres créent entre l’art et la société. Au
delà de la participation des gens à tes œuvres, tu as décidé de rechercher
plastiquement comment aller à la rencontre de la société et susciter des
pensées. S’opposer au vieil adage disant que « des goûts et
des couleurs, on ne discute pas ». Pourquoi décides tu de
faire ce chemin ?
Comme tu l’as dit,
depuis plus de 20 ans, je réalise des œuvres avec la collaboration de personnes
tenues généralement à l’écart de l’art et des musées. Elles ont souvent pris
une place en collaborant bénévolement à mon travail. J’estime à environ 200 le
nombre de ces personnes qui en France, en Autriche, en Italie, en Tunisie,
m’ont aidé en me confiant des objets, des documents, acceptant de collaborer
dans mes processus. J’éprouve le besoin de porter au jour les discussions
souvent confidentielles que nous avons eues sur l’art en général et sur mon
travail en particulier. Il me plaît de provoquer des échanges, à partir de mes
œuvres, sur l’art, en convoquant le point de vue de personnes à qui on ne donne
généralement pas la parole puisqu’elles sont peu spécialisées en art. Je le
fais sous forme d’entretiens individuels, en face à face, par le truchement
d’une caméra placée entre l’interlocuteur et moi. Je le fais avec l’aide du
microphone et du son bien sûr, mais aussi par des plans fixes en vidéo assez resserrés,
l’interlocuteur étant placé devant un fond neutre de domicile ou de lieu de
travail.
C’est aussi une manière de travailler sur quelque chose qui ne serait
pas assimilable au goût cultivé de Kant qui est devenu celui d’intérêts
sublimés par l’art. Bien des gens, issus notamment de milieux défavorisés, sont
à la recherche de l’art. Et il est préoccupant de les assigner à la
consommation de masse de biens culturels. Ce ne sont pas forcément les gens qui
ont fait de l’art et des biens culturels une marchandise, ce sont les pouvoirs
économiques et ceux du marketing qui les ont manipulés.
Pour moi si l’art n’est pas là pour créer du lien social, il est
certainement le produit d’une relation sociale et pas obligatoirement
commerciale. Pourquoi ne pas en parler plus ?
Il y a enfin, ce
constat actuel: je trouve que les artistes et les experts en France, parlent
généralement assez peu d’art entre eux. C’est pour cela que j’avais réalisé, il
y a déjà presque deux ans, un premier film documentaire de dialogues entre moi,
des artistes, des historiens d’art, des critiques, des gens intitulé Un
espace de l’art. Et ces préoccupations sont à rapprocher de ce
qu’est devenue la critique. Depuis une trentaine d’années le rôle du commissaire
d’exposition et du critique est quasiment devenu interchangeable. La
professionnalisation des réseaux d'expositions et de ventes d'art contemporain a
donné aux commissaires d’expositions-critiques un rôle majeur pour la viabilité
économique des artistes, qui bénéficient alors de la promotion médiatique
assurée par les revues de presse puis les musées, les centres d’art et les
galeries. Le développement du débat et de la pensée en souffre.
Je recherche des formes de rencontre
et d’enrichissement de la pensée en y convoquant aussi bien des spécialistes
que des non spécialistes. Je ne veux pas opposer des compétences à des non-compétences,
ce serait démagogique et réducteur. Je cherche à voir ce qui travaille dans
l’art et dans les classes sociales et cela devient aussi un espace de
respiration pour mon propre travail.
Dans
tes œuvres tu choisis le plus souvent une mise en forme légère, comme tu l’as
souvent dit où le « coefficient d’art » est assez réduit. En
regardant tes Solutions Pratiques, tes Portraits de Contrôleurs de la SNCF ou
de Paysans du Quercy par exemple on pourrait penser que peu à peu tes œuvres
constituent une mise en archives de pratiques et de personnes qui sont peu
mises en avant. Comment situes tu tes œuvres par rapport aux pratiques dites
documentaires ? Es tu plus ou moins consciemment dans un désir de leur
donner une place, une image ?
Oui bien sûr il y a quelque chose de
cet ordre dans mon travail: mettre en avant des personnes qui sont peu représentées
parce qu’elles sont de l’ordre du commun. C’est ce que j’avais fait notamment
dans l’œuvre Cleunay : ses gens à Rennes. Elle est issue d’une commande
publique et se présente sous la forme de neuf grands panneaux en aluminium, placés sur les accotements de
deux boulevards. C’est la réplique formelle des panneaux dits d’animation
paysagère que l’on trouve au bord des autoroutes. Le pouvoir technico-politique
utilise cette communication quand il invite les automobilistes à regarder un paysage
considéré par lui comme «remarquable». Dans mon œuvre à Rennes, je représente
de manière anonyme des habitants du quartier dans leur contexte de vie
ordinaire. J’ai pris beaucoup de plaisir à venir à Rennes, monumentaliser le
banal, tandis que le pouvoir lui monumentalise généralement ce qui nous domine.
Cela
dit je ne cherche aucune complaisance éthique ni un art réaliste destiné à
venir accréditer une vertu morale du peuple dominé. Je m’évertue à me tenir à
distance d’un fonctionnalisme social et dénonciateur des injustices que je
perçois dans l’histoire des débuts du documentaire photographique à l’instar de
Dorothy Lange aux USA et d’une manière moins empathique, par Walker Evans, commandités
par un organisme comme la mythique FSA américaine. Je me méfie aussi des images véhiculées, comme
celle du bon ouvrier ou du bon artisan. Je ne suis pas venu pour réhabiliter, comme
les Franciscains, le modeste charpentier, père putatif et nourricier de la
vierge Marie, que serait le bon Saint-Joseph. Je me garde donc de venir
sanctifier le peuple même si je travaille beaucoup sur cet objet de pensée et
de travail d’artiste: qu’est ce que le peuple, qu’est ce que l’image de gens du
peuple ? Voilà une part importante de mon programme. Mais j’ai bien
conscience qu’il faut se grader d’être schématique surtout en France où la
représentation des catégories populaires pose problème. Ainsi dans le
monde de l’art français, une part non négligeable de la réception critique à
propos de mon travail, peut se résumer de la manière suivante: j’instrumentaliserais
des personnes participant à mes œuvres alors que les gens collaborant à mon
travail, ne posséderaient pas les clefs du monde de l’art. Je me défends
souvent par une question renvoyée à mes contradicteurs: notre société serait
elle dans une incapacité à penser les classes populaires autrement que par le
discours militant d’émancipation ou celui du rire et du grotesque ?
Ma manière de donner une place aux
gens serait plutôt à rechercher du côté des prises de position de Georges
Orwell, récemment explicitées par l’écrivain Bruce Bégout. 1984 d’Orwell est venu
écraser par la critique (encore un effet du spectaculaire) une deuxième partie de
l’œuvre de ce grand écrivain engagé aussi dans des mondes ordinaires. De La Décence ordinaire
de Bruce Bégout -
livre publié en 2008 chez Allia - vient explorer la notion de Common decency, théorisée par Orwell
et analyser cette approche politique de l’écrivain anglais, comme ses possibles
résonances contemporaines. (Voir les livres d’Orwell comme Dans
la dèche à Paris et à Londres) Orwell perçoit très souvent dans le
révolutionnaire un homme gouverné par la haine de soi et par l’absence
d’ancrage dans la vie quotidienne des gens fût elle basique et faite de ruses
du quotidien pour reprendre une expression de Michel de Certeau. Bruce Bégout
m’a fait encore mieux comprendre que, ce que nous avons de partageable entre
nous, réside dans les gestes les plus ordinaires. C’est ce que j’avais voulu
explorer dans mes petites saynètes Solutions Pratiques. Le quotidien
est porteur, par les gestes et les pratiques les plus minuscules, d’une
capacité de compréhension, de mutualité et d’attachement entre les hommes. On
approche là aussi la recherche de Joan Tronto sur les idées de « care ».