Les textes consacrés au travail de Robert Milin sont accessibles en très grande partie ici, de nouveaux textes sont régulièrement mis en ligne
https://www.robertmilin.fr/webappli/front/index.php
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UNE SOUPE EN AUTOMNE
« À
bas les rois et reines immortels de l’écran. Vivent les mortels ordinaires
filmés dans la vie pendant leurs occupations habituelles. » Dziga Vertov, Instructions provisoires aux Cercles
"ciné-œil", Sur les chemins de l’art, 1926.
Des contrôleurs de la SNCF, des
familles, des habitants de Tarn et Garonne… depuis dix ans Robert Milin réalise
des portraits vidéo de « Mortels
ordinaires filmés dans la vie pendant leurs occupations habituelles. »
pour reprendre les mots de Dziga Vertov. Cependant Milin s’éloigne « des
instructions » de Vertov, là où le réalisateur de cinéma dit « À bas la mise en scène de la vie
quotidienne ; filmez-nous à l’improviste tels que nous sommes. »,
Milin lui revendique une légère mise en scène et propose de parler de « portraits assistés ».
Les portraits assistés, la mise en
place d’un dispositif
Comment réaliser
à nouveau un portrait quand l’histoire de l’art en a déjà tant produits ? Parmi
toutes les œuvres de cette longue histoire, les portraits photographiques
d’August Sander occupent une place particulière pour Milin.
De Sander, il conserve le choix d’une vue frontale,
de moments de regards directs, de « portrait
posé » et il y a ce choix de ne pas nommer les gens mais de les
inclure dans un groupe qui les dépasse.
Tous les portraits de Milin sont réalisés avec des
personnes qui performent leur propre rôle à partir d’une intention que
l’artiste a mise en discussion lors des rencontres préalables avec les
personnes portraiturées.
Milin installe ensuite des studios de tournage
provisoires qui sont aménagés dans les lieux de vie des personnes ou à
proximité. Dans chacun de ces espaces, il installe un fond neutre pour ne pas
se perdre dans les histoires que pourraient raconter des meubles trop bavards,
des tableaux, des photographies, des bibelots.
Néanmoins, une importance est accordée au contexte
personnel de chacun à travers quelques objets personnels, trouvés sur place qui
vont être mis en évidence.
Une
logique de groupe sous-tend systématiquement ces portraits. Ces groupes ne préexistent pas à l’œuvre, ils
se constituent le temps de l’œuvre et parfois perdurent.
Le
repas, une scène de genre
Milin
s’attache dans son travail à des situations du quotidien. La table et le repas
sont au cœur d’Une Soupe en Automne.
Moment de partage, le repas reste un acte social qui dépasse la nécessité de se
nourrir, il se situe dans un certain contexte à une certaine époque. Ces indices
contextuels se lisent dans la façon dont la table est dressée, dont on se tient
face à l’autre -Tiens toi bien à table !-.
Pour Une Soupe
en Automne, les habitants de Tarn et Garonne ont été filmés dans leur
maison, ce sont donc leur table, leur assiette, leur salière, leur pain, leur
cuillère à soupe. Chacun était libre de s’apprêter comme il le souhaitait. Il
n’y a pas de gros plan mais un plan rapproché qui crée une certaine intimité. L’espace
reste présent même si il est découpé par un cadrage cherchant une sobriété et
une concentration autour de la table. L’autre, le voisin de table, n’est pas
directement visible, sa présence est suggérée mais n’est pas montrée dans
l’image. Les paroles sont très rares ce qui crée une certaine tension.
La vie contextuelle passe également par le son. La
vidéo offre ici peu de mouvements, chaque portrait étant filmé en plan fixe. Elle
enregistre néanmoins chaque son, du cliquetis
d’une cuillère aux bruits de mastication. Dans une quasi absence de paroles,
ces sons deviennent un outil narratif.
Un certain hiératisme dans les postures n’est pas
s’en rappeler la photographie posée mais aussi le cinéma d’Aki Kaurismaki. On songe
particulièrement au film Au loin s’en
vont les nuages, avec ses plans fixes nombreux, avec ses personnages tenant
fixement la pose à l’attention que Kaurismaki prête aux couleurs des tissus et
des murs, nous donnant parfois la sensation d’être dans un tableau et non pas
dans un film.
Milin
reste aux frontières du documentaire en ne prenant aucun acteur, chaque modèle
jouant son propre rôle. Cependant Robert Milin assume une construction. Celle-ci n’est pas
l’effet d’une désinterlocution[1]
mais d’une rencontre et d’un échange avec les personnes filmées à partir de son
idée. L’artiste oscille entre l’intime - les bruits de bouche - et le commun,
toutes ces hésitations donnant corps à une tension. La table comme lieu convivial
mais aussi comme lieu de tensions, de paroles interdites. La table comme espace
commun partagé, comme scène d’un petit théâtre familial.
Lors de la fabrication de ces oeuvres,
qui naviguent entre document et petite fiction, un nouvel espace
se crée. Même lorsque les prises de vues sont tournées dans les maisons
des modèles, il s’instaure entre la caméra et le fond un espace qui se
soustrait aux règles, aux habitudes de la vie ordinaire qui normalement le font
vivre. Le « studio mobile » doit s’adapter aux contraintes -
physiques, sonores, lumineuses… - du lieu habité dont les usages et pratiques
sont bousculés par cette intrusion de matériel de tournage, fut il modeste. Cette
situation dans le terrain de vie physique des modèles produit de l’imaginaire
en partage entre l’identité du lieu, l’idée de l’artiste et ce que les gens
veulent donner d’eux. Ce choix d’un portrait assisté (presque posé) qui demande
du temps signifie pour Robert Milin l’exigence d’une prise de conscience de la
personne filmée et l’acceptation d’une certaine part de négociation et de
partage. Il ne vole pas au modèle une image naturelle à son insu, mais ils
construisent ensemble ce qu’ils souhaitent donner à voir, à penser pour
dépasser nos certitudes et accueillir l’altérité.
Delphine Suchecki, mai 2015
Paru in Revue Hors d'Oeuvre, n°35, juin - novembre 2015
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Parler aux bêtes, une œuvre sonore de Robert Milin
En 2012, Robert Milin a reçu une commande publique de
l'Atelier de Création Radiophonique de France Culture pour la création d’une
œuvre sonore. Son projet était de poursuivre son exploration du monde paysan.
Depuis dix ans il s’intéresse de près aux
pratiques d’élevages. Il avait rencontré une cinquantaine d’éleveurs dans
diverses régions de France, principalement des éleveurs de vaches et de brebis
dont les pratiques étaient très diverses, des plus intenses aux plus
bucoliques. Il créait alors Allez viens
donc ! une œuvre vidéo et sonore où résonnent des appels faits aux
bêtes dans les champs, puis Veni, Veni une
autre œuvre proposant un portrait vidéo de paysans du Quercy. Pour Parler aux bêtes, il a retrouvé
quelques éleveurs et en a rencontré des nouveaux.
Il les a fait «poser» devant un micro : un par un, ils sont venus comme devant
un photomaton dans
leur propre exploitation, dans un champ, une étable, une stabulation. Et là, il
leur a demandé de parler à leurs bêtes, de faire un effort de concentration
pour se souvenir et reformuler ce qu’ils disent quant ils parlent à leurs
animaux. Il a aussi enregistré des bruits, des sons dans les différents lieux
de l’élevage.
Cette œuvre créée
dans la perspective d’une diffusion radiophonique est purement sonore, sans
image ni installation. Le visuel étant absent de la création, c’est notre
propre imaginaire qui est sollicité, avec nos sensations et nos mémoires. Des
pas, des cris, des voix d’hommes, des appels, des voix de femmes se succèdent,
se chevauchent comme des fragments des bruits de la vie. Puis des poules, des
brebis, de la musique à la radio et le sentiment d’une ferme heureuse comme
dans un souvenir d’enfance. Mais aussi des bruits métalliques, répétitifs, des
questions ou assertions emplies de confusion : « Ce sont des
monstres », « On ne nous paie pas le prix des choses »…. Des
sons, des paroles évoquant un monde paysan désarçonné. Dans nos
imaginaires les fermes ne sont pas des usines, et pourtant cette voix demande:
« mais pourquoi ont ils fait de vous une industrie ? ». Les
suicides, la guerre des semences, les puces RFID, les vaches sans corne, les
farines animales… Tout s’éloigne des images d’Epinal du monde paysan. Le mot
« ferme » ne s’accorde plus avec la réalité des lieux de l’élevage.
Certes des images résistent dans nos imaginaires mais elles restent des images.
Des résistances concrètes se mettent en place : le GIE Zone verte, le
réseau semences paysannes, Kokopelli, le groupe Faut pas pucer … Mais d’autres
continuent toujours plus loin pris dans un engrenage, aussi loin parfois que ce
projet d’un investisseur BTP pour créer « la ferme des 1000
vaches » qui produirait 9 millions de litres de lait par an dans la Somme.
En écoutant Parler aux bêtes
j’ai tout d’abord pensé à une autre oeuvre plus légère, remplie d’humour et
d’ironie : celle de Marcel
Broodthaers « interviewant » pendant quelques minutes
son chat sur le rôle des musées, sur l’art contemporain, sur le titre de
Magritte, Ceci n’est pas une pipe. En réponse, le chat miaule. Avec Parler aux bêtes, les questions, les
mots restent aussi sans réponse : ce sont des monstres… pourquoi ont ils
fait de vous une industrie ?
Mais ici ce n’est pas
l’artiste qui met sa voix en scène mais comme toujours dans les œuvres de
Robert Milin ce sont des personnes rencontrées spécifiquement pour ce
projet : les éleveurs. C’est une longue immersion qui lui permet de
réaliser ce travail aux allures d’archiviste dans un premier temps. Au sens où
il part à la rencontre, à l’écoute et collecte ses matériaux. En cela sa
démarche s’apparente aux œuvres musicales de Nicolas Frize, je pense aux
oeuvres Patiemment ou Paroles de voitures nées de longs moments d’immersion
dans un hôpital et dans une usine. Les deux artistes s’immergent longuement
dans des univers dont ils puisent des matériaux qu’ils vont ensuite déplacer
dans une pratique artistique.
Suite aux rencontres
dans les exploitations, Robert Milin a donc demandé aux éleveurs de performer
leur propre rôle. Après ce travail d’enregistrement in situ est venu le temps
de la mise en forme de ces sons. Par le biais du montage tous ces matériaux
sonores construisent des pensées et des paysages. Si l’œuvre ne suit pas un
schéma très narratif néanmoins la succession de ces fragments de vie est
porteuse d’un potentiel figuratif. Le son a cette double capacité à convoquer
des expériences réelles tout comme à créer les conditions d’une histoire
imaginaire.
Pendant près d’une
heure les bruits, les paroles donnent son intensité à Parler aux bêtes,
le son devient une autre exploration de l’espace réel des élevages.
Deux grandes
sensations se dégagent. L’impression fugace d’un grand bonheur, l’image d’un
éleveur bienheureux dont le caquètement d’une poule deviendrait un emblème
sonore. Mais aussi ce sentiment beaucoup plus cruel de solitude et de désarroi
qui se fait sentir. Tout est sous contrôle, les paysans perdent leur autonomie
et le contact avec leurs animaux. Dans Reconquérir nos rues, l’urbaniste
et architecte, Nicolas Soulier fait le constat d'une « stérilisation »
des rues par le biais de règlements qui aseptisent et anesthésient les
volontés alors qu’il suffirait de presque rien pour que nos rues soient
reconquises par la vie. Il suffirait des quelques roses, d’un vélo, d’un arbre
ou de quelques poules.
Et que faudrait il
pour que les paysans puissent reconquérir leur autonomie ? pour que la
vache cesse d’être un produit sélectionné pour produire toujours plus ?
Pour que Libellule, Muscade fille de Job au
jarret droit ou Queue de Pie puissent continuer à paître ?
« Je me promenais
dans l'allée bordée d'eucalyptus, quand tout
a coup surgit de derrière un arbre
une vache. Je m'arrêtais et nous nous
regardâmes dans le blanc des yeux. Sa
vachéité surprit à ce point mon humanité
- il y eut une telle tension dons
l'instant où nos regards se croisèrent -
que je me sentis confus en tant
qu'homme, en tant que membre de l'espèce
humaine. Sentiment étrange, que j'éprouvais sans
doute pour la première fois: la honte
de l'homme face à l'animal. Je lui
avais permis de me voir, de me regarder,
ce qui nous rendait égaux, et du
coup j'étais devenu moi-même un animal,
mais un animal étrange, je dirais illicite.
(Gombrowicz, Journal 1958 NRF Fragments posthumes
XIV p 289).
Delphine
Suchecki, décembre 2013