TEXTES DEPUIS 2010

Les textes consacrés au travail de Robert Milin sont accessibles en très grande partie ici, de nouveaux textes sont régulièrement mis en ligne


https://www.robertmilin.fr/webappli/front/index.php


 
 
 
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UNE SOUPE EN AUTOMNE



« À bas les rois et reines immortels de l’écran. Vivent les mortels ordinaires filmés dans la vie pendant leurs occupations habituelles. » Dziga Vertov, Instructions provisoires aux Cercles "ciné-œil", Sur les  chemins de l’art, 1926.


Des contrôleurs de la SNCF, des familles, des habitants de Tarn et Garonne… depuis dix ans Robert Milin réalise des portraits vidéo de « Mortels ordinaires filmés dans la vie pendant leurs occupations habituelles. » pour reprendre les mots de Dziga Vertov. Cependant Milin s’éloigne « des instructions » de Vertov, là où le réalisateur de cinéma dit « À bas la mise en scène de la vie quotidienne ; filmez-nous à l’improviste tels que nous sommes. », Milin lui revendique une légère mise en scène et propose de parler de « portraits assistés ».

Les portraits assistés, la mise en place d’un dispositif

Comment réaliser à nouveau un portrait quand l’histoire de l’art en a déjà tant produits ? Parmi toutes les œuvres de cette longue histoire, les portraits photographiques d’August Sander occupent une place particulière pour Milin.
De Sander, il conserve le choix d’une vue frontale, de moments de regards directs, de « portrait posé » et il y a ce choix de ne pas nommer les gens mais de les inclure dans un groupe qui les dépasse.
Tous les portraits de Milin sont réalisés avec des personnes qui performent leur propre rôle à partir d’une intention que l’artiste a mise en discussion lors des rencontres préalables avec les personnes portraiturées.
Milin installe ensuite des studios de tournage provisoires qui sont aménagés dans les lieux de vie des personnes ou à proximité. Dans chacun de ces espaces, il installe un fond neutre pour ne pas se perdre dans les histoires que pourraient raconter des meubles trop bavards, des tableaux, des photographies, des bibelots.
Néanmoins, une importance est accordée au contexte personnel de chacun à travers quelques objets personnels, trouvés sur place qui vont être mis en évidence.
 Une logique de groupe sous-tend systématiquement ces portraits. Ces groupes ne préexistent pas à l’œuvre, ils se constituent le temps de l’œuvre et parfois perdurent.


Le repas, une scène de genre

Milin s’attache dans son travail à des situations du quotidien. La table et le repas sont au cœur d’Une Soupe en Automne. Moment de partage, le repas reste un acte social qui dépasse la nécessité de se nourrir, il se situe dans un certain contexte à une certaine époque. Ces indices contextuels se lisent dans la façon dont la table est dressée, dont on se tient face à l’autre -Tiens toi bien à table !-.
Pour Une Soupe en Automne, les habitants de Tarn et Garonne ont été filmés dans leur maison, ce sont donc leur table, leur assiette, leur salière, leur pain, leur cuillère à soupe. Chacun était libre de s’apprêter comme il le souhaitait. Il n’y a pas de gros plan mais un plan rapproché qui crée une certaine intimité. L’espace reste présent même si il est découpé par un cadrage cherchant une sobriété et une concentration autour de la table. L’autre, le voisin de table, n’est pas directement visible, sa présence est suggérée mais n’est pas montrée dans l’image. Les paroles sont très rares ce qui crée une certaine tension.
La vie contextuelle passe également par le son. La vidéo offre ici peu de mouvements, chaque portrait étant filmé en plan fixe. Elle enregistre néanmoins chaque son,  du cliquetis d’une cuillère aux bruits de mastication. Dans une quasi absence de paroles, ces sons deviennent un outil narratif.
Un certain hiératisme dans les postures n’est pas s’en rappeler la photographie posée mais aussi le cinéma d’Aki Kaurismaki. On songe particulièrement au film Au loin s’en vont les nuages, avec ses plans fixes nombreux, avec ses personnages tenant fixement la pose à l’attention que Kaurismaki prête aux couleurs des tissus et des murs, nous donnant parfois la sensation d’être dans un tableau et non pas dans un film.
Milin reste aux frontières du documentaire en ne prenant aucun acteur, chaque modèle jouant son propre rôle. Cependant Robert Milin  assume une construction. Celle-ci n’est pas l’effet d’une désinterlocution[1] mais d’une rencontre et d’un échange avec les personnes filmées à partir de son idée. L’artiste oscille entre l’intime - les bruits de bouche - et le commun, toutes ces hésitations donnant corps à une tension. La table comme lieu convivial mais aussi comme lieu de tensions, de paroles interdites. La table comme espace commun partagé, comme scène d’un petit théâtre familial.


Lors de la fabrication de ces oeuvres, qui naviguent entre document et petite fiction, un  nouvel espace  se crée. Même lorsque les prises de vues sont tournées dans les maisons des modèles, il s’instaure entre la caméra et le fond un espace qui se soustrait aux règles, aux habitudes de la vie ordinaire qui normalement le font vivre. Le « studio mobile » doit s’adapter aux contraintes - physiques, sonores, lumineuses… - du lieu habité dont les usages et pratiques sont bousculés par cette intrusion de matériel de tournage, fut il modeste. Cette situation dans le terrain de vie physique des modèles produit de l’imaginaire en partage entre l’identité du lieu, l’idée de l’artiste et ce que les gens veulent donner d’eux. Ce choix d’un portrait assisté (presque posé) qui demande du temps signifie pour Robert Milin l’exigence d’une prise de conscience de la personne filmée et l’acceptation d’une certaine part de négociation et de partage. Il ne vole pas au modèle une image naturelle à son insu, mais ils construisent ensemble ce qu’ils souhaitent donner à voir, à penser pour dépasser nos certitudes et accueillir l’altérité.


Delphine Suchecki, mai 2015

Paru in Revue Hors d'Oeuvre, n°35, juin - novembre 2015


[1] Eric Chauvier
 



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Parler aux bêtes, une œuvre sonore de Robert Milin


En 2012, Robert Milin a reçu une commande publique de l'Atelier de Création Radiophonique de France Culture pour la création d’une œuvre sonore. Son projet était de poursuivre son exploration du monde paysan.
Depuis dix ans il s’intéresse de près aux pratiques d’élevages. Il avait rencontré une cinquantaine d’éleveurs dans diverses régions de France, principalement des éleveurs de vaches et de brebis dont les pratiques étaient très diverses, des plus intenses aux plus bucoliques. Il créait alors Allez viens donc ! une œuvre vidéo et sonore où résonnent des appels faits aux bêtes dans les champs, puis Veni, Veni une autre œuvre proposant un portrait vidéo de paysans du Quercy. Pour Parler aux bêtes, il a retrouvé quelques éleveurs et en a rencontré des nouveaux.
Il les a fait «poser» devant un micro : un par un, ils sont venus comme devant un photomaton dans leur propre exploitation, dans un champ, une étable, une stabulation. Et là, il leur a demandé de parler à leurs bêtes, de faire un effort de concentration pour se souvenir et reformuler ce qu’ils disent quant ils parlent à leurs animaux. Il a aussi enregistré des bruits, des sons dans les différents lieux de l’élevage.
Cette œuvre créée dans la perspective d’une diffusion radiophonique est purement sonore, sans image ni installation. Le visuel étant absent de la création, c’est notre propre imaginaire qui est sollicité, avec nos sensations et nos mémoires. Des pas, des cris, des voix d’hommes, des appels, des voix de femmes se succèdent, se chevauchent comme des fragments des bruits de la vie. Puis des poules, des brebis, de la musique à la radio et le sentiment d’une ferme heureuse comme dans un souvenir d’enfance. Mais aussi des bruits métalliques, répétitifs, des questions ou assertions emplies de confusion : « Ce sont des monstres », « On ne nous paie pas le prix des choses »…. Des sons, des paroles évoquant un monde paysan désarçonné. Dans nos imaginaires les fermes ne sont pas des usines, et pourtant cette voix demande: « mais pourquoi ont ils fait de vous une industrie ? ». Les suicides, la guerre des semences, les puces RFID, les vaches sans corne, les farines animales… Tout s’éloigne des images d’Epinal du monde paysan. Le mot « ferme » ne s’accorde plus avec la réalité des lieux de l’élevage. Certes des images résistent dans nos imaginaires mais elles restent des images. Des résistances concrètes se mettent en place : le GIE Zone verte, le réseau semences paysannes, Kokopelli, le groupe Faut pas pucer … Mais d’autres continuent toujours plus loin pris dans un engrenage, aussi loin parfois que ce projet d’un investisseur BTP pour créer « la ferme des 1000  vaches » qui produirait 9 millions de litres de lait par an dans la Somme.

En écoutant Parler aux bêtes j’ai tout d’abord pensé à une autre oeuvre plus légère, remplie d’humour et d’ironie : celle de Marcel Broodthaers  « interviewant » pendant quelques minutes son chat sur le rôle des musées, sur l’art contemporain, sur le titre de Magritte, Ceci n’est pas une pipe. En réponse, le chat miaule. Avec Parler aux bêtes, les questions, les mots restent aussi sans réponse : ce sont des monstres… pourquoi ont ils fait de vous une industrie ?
 Mais ici ce n’est pas l’artiste qui met sa voix en scène mais comme toujours dans les œuvres de Robert Milin ce sont des personnes rencontrées spécifiquement pour ce projet : les éleveurs. C’est une longue immersion qui lui permet de réaliser ce travail aux allures d’archiviste dans un premier temps. Au sens où il part à la rencontre, à l’écoute et collecte ses matériaux. En cela sa démarche s’apparente aux œuvres musicales de Nicolas Frize, je pense aux oeuvres Patiemment ou Paroles de voitures nées de longs moments d’immersion dans un hôpital et dans une usine. Les deux artistes s’immergent longuement dans des univers dont ils puisent des matériaux qu’ils vont ensuite déplacer dans une pratique artistique.
Suite aux rencontres dans les exploitations, Robert Milin a donc demandé aux éleveurs de performer leur propre rôle. Après ce travail d’enregistrement in situ est venu le temps de la mise en forme de ces sons. Par le biais du montage tous ces matériaux sonores construisent des pensées et des paysages. Si l’œuvre ne suit pas un schéma très narratif néanmoins la succession de ces fragments de vie est porteuse d’un potentiel figuratif. Le son a cette double capacité à convoquer des expériences réelles tout comme à créer les conditions d’une histoire imaginaire.
Pendant près d’une heure les bruits, les paroles donnent son intensité à Parler aux bêtes, le son devient une autre exploration de l’espace réel des élevages.
Deux grandes sensations se dégagent. L’impression fugace d’un grand bonheur, l’image d’un éleveur bienheureux dont le caquètement d’une poule deviendrait un emblème sonore. Mais aussi ce sentiment beaucoup plus cruel de solitude et de désarroi qui se fait sentir. Tout est sous contrôle, les paysans perdent leur autonomie et le contact avec leurs animaux. Dans Reconquérir nos rues, l’urbaniste et architecte, Nicolas Soulier fait le constat d'une « stérilisation » des rues par le biais de règlements qui aseptisent et anesthésient les volontés alors qu’il suffirait de presque rien pour que nos rues soient reconquises par la vie. Il suffirait des quelques roses, d’un vélo, d’un arbre ou de quelques poules.
Et que faudrait il pour que les paysans puissent reconquérir leur autonomie ? pour que la vache cesse d’être un produit sélectionné pour produire toujours plus ? Pour que Libellule, Muscade fille de Job au jarret droit ou Queue de Pie puissent continuer à paître ?

« Je me promenais dans l'allée bordée d'eucalyptus, quand tout a coup surgit de derrière un arbre une vache. Je m'arrêtais et nous nous regardâmes dans le blanc des yeux. Sa vachéité surprit à ce point mon humanité - il y eut une telle tension dons l'instant nos regards se croisèrent - que je me sentis confus en tant qu'homme, en tant que membre de l'espèce humaine. Sentiment étrange, que j'éprouvais sans doute pour la première fois: la honte de l'homme face à l'animal. Je lui avais permis de me voir, de me regarder, ce qui nous rendait égaux, et du coup j'étais devenu moi-même un animal, mais un animal étrange, je dirais illicite.  (Gombrowicz,  Journal 1958 NRF  Fragments  posthumes  XIV  p  289).


 
Delphine Suchecki, décembre 2013